L'oeuvre d'art peut-elle se passer d'une maîtrise technique ?
Les grands artistes donnent l'impression de réussir sans effort,
comme s'ils n'étaient que les interprètes d'une œuvre déjà
produite indépendamment d'eux. Dans le fameux porté de la
chorégraphie du Parc de Preljocaj nous admirons la perfection
du geste, nous parlons de son aisance, de sa fluidité
ou encore de son naturel. On ne pourrait rien y ajouter et
rien en retirer. D'une manière générale une grande œuvre d'art
nous donne le sentiment qu'elle « coule de source », qu'elle relève
d'une forme d'évidence, qu'elle est exactement comme elle doit être
et qu'elle ne pourrait être autrement. L'artiste est alors vu comme
l'instrument passif de son exécution. A l'inverse, une oeuvre
médiocre peut nous paraître laborieuse, fabriquée,
artificielle. Dès lors que nous percevons la technique dans
une œuvre, nous n'avons plus le sentiment d'avoir à faire à de
l'art – les sentiments de
magie, de grâce disparaissent et nous ne voyons plus que l'effort.
La pesanteur de l'intention
se substitue à la grâce de l'inspiration.
A y
regarder de plus près, cette distinction pourrait se révéler moins
évidente qu'il n'y paraît. Lorsqu'on assiste aux répétitions du
ballet de Preljocaj, on mesure à quel point pour parvenir à la
perfection formelle, un travail minutieux a du être accompli. On
mesure les efforts qui ont permis de le produire. On constate que
l'artiste est passé par des échecs et des réussites, des doutes ou
des certitudes. En un mot, que le processus qui conduit à
pouvoir produire cette évidence finale fut lui-même tout
sauf évident. C'est alors un paradoxe : l'oeuvre est à la fois
ce qui, pour réussir à produire son effet, doit paraître
naturelle et à la fois ce qui, dans sa cause, n'est pas
naturelle du tout.
Comment
la technique peut-elle être à la fois présente dans la production
de l'oeuvre et absente de son résultat final ? L'oeuvre d'art
peut-elle réellement se passer d'une maîtrise technique ?
I – De ce que l'art et la technique ont des ressorts différents,
voire opposés, on conclut que l'art pourrait se passer de la
technique
La distinction art / technique
Il n'est rien de moins aisé de distinguer ce qui relève de l'art et
ce qui relève de la maîtrise technique. L'étymologie renvoie l'un
et l'autre au même vocable de tèkné lequel s'est traduit en
latin par ars, racine unique
des productions de l'artiste et de l'artisan. Et de fait nous
recourons fréquemment au vocabulaire de l'art pour saluer une
adresse particulière dans un domaine technique. Ainsi lorsqu'on
évoque un professionnel qui a élevé sa technique “au rang
d'art”, un artisan “au sommet de son art” ou encore lorsqu'on
s'écrie “chapeau l'artiste !” alors qu'on admire le geste
parfaitement exécuté d'un footballeur. L'éloge est d'abord rendu à
la perfection d'une maîtrise – ce que laisse entendre le joli mot
de maestria. L'art, entendu ainsi, se bornerait-il à désigner
la perfection d'une maîtrise technique ? Ce serait assurément
réducteur. Le footballeur “artiste”, ce n'est pas seulement
celui qui effectue parfaitement un geste technique : c'est également
celui qui nous surprend par son inventivité, son sens de
l'opportunité, la justesse de ses intuitions. Dans un même ordre
d'idée, lorsque nous évoquons “l'art de la séduction” : si la
séduction est un art et pas seulement une technique, c'est bien
parce qu'elle ne se limite heureusement pas à la maîtrise d'un
ensemble de techniques éprouvées mais laisse une place pour
l'inventivité. D'une manière générale, même lorsqu'on reconnaît
qu'un artiste fait preuve dans son oeuvre d'une véritable maîtrise
technique, on s'accorde à considérer que la part de technique ne
suffit pas à faire l'artiste. Ainsi dans une compétition de danse,
le jury donnera à la fois une “note technique” et une “note
artistique”. Nous sommes donc à même de distinguer, en quelque
sorte, l'art de la manière. Sur quoi nous fondons-nous pour faire
cette distinction ?
L'opposition art / technique
La maîtrise technique suppose l'intervention d'une intention
rationnelle, laquelle établit un objectif et un plan pour y
parvenir. Cette maîtrise technique caractérise tout travail
proprement humain, dont Marx décrivait ainsi la spécificité : “ce
qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la
plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant
de la construire dans la ruche” (MARX, K., Le Capital, Livre I
chap. 7). Maîtriser une technique suppose de faire appel à un
certain nombre de ressources : aussi bien des savoirs (par ex. la
connaissance des matériaux), que des savoirs faire (par ex. le
maniement des outils). Qu'elle soit théorique ou pratique, une
maîtrise technique apparaît à la fois décomposable,
transcriptible (c'est l'objet d'un manuel) et reproductible.
L'artisan peut transmettre son savoir faire : il en enseigne les
rudiments théoriques et permet à son apprenti d'assimiler les bons
gestes et d'éviter les mauvais. L'ancienneté d'un savoir faire
transmis de génération en génération lui confère une grande
valeur : on parle de “techniques ancestrales” dont les hommes
gardent la mémoire et qui ont ainsi survécu à la mécanisation.
Certes, les savoirs faire lorsqu'ils sont parfaitement intégrés
deviennent des routines, des gestes effectués sans effort,
mobilisables sans réflexion et en cela on peut parler de mécanismes.
C'est par exemple le céramiste qui dimensionne exactement ses
instruments, évalue précisément la quantité nécessaire de terre,
répéte inlassablement les gestes qu'il a acquis à force de
pratique et d'entraînement. Mais ce qui distingue le travail
artisanal du travail industriel, c'est bien que l'artisan demeure
toujours en prise sur son ouvrage, qu'il reste libre d'infléchir
jusqu'au bout la forme qu'il souhaite lui donner : en un mot qu'il
demeure de bout en bout maître d'un
ouvrage qui ne dépend de rien d'autre que de sa propre intention.
La personnalité de l'artiste apparaît elle aussi comme inséparable
de son oeuvre. Elle l'exprime et à ce titre l'engage dans sa
singularité. Mais il n'est pas en mesure de transmettre à d'autres
une “méthode” pour créer un chef d'oeuvre. Mozart n'avait pas
d'apprentis. La “recette” d'un chef d'oeuvre apparaît comme un
mystère, inaccessible à l'artiste lui-même. On l'entend d'ailleurs
: lorsque l'artiste évoque son travail, ce n'est pas avec un
vocabulaire technique, c'est souvent en recourant à des métaphores,
des analogies, il se fait plus descriptif qu'explicatif. Ainsi
Preljocaj parlant à ses interprètes, évoquant les “bonnes
énergies”, les “il se passe quelque chose”, ou à l'inverse
leur reprochant acidement de paraître comme des “poissons morts”.
On est loin ici d'une description technique, l'artiste ne dispose pas
d'un mode d'emploi pour commenter l'oeuvre en cours de création. Ce
qui apparaît alors comme véritablement constitutif de la démarche
artistique, c'est justement ce qui échappe à la technique. On
pourrait imaginer qu'un robot reproduise à la perfection tous les
gestes et les savoirs de l'artisan. On regretterait la perte de
noblesse liée à ce qu'une figure humaine ne s'investit plus dans sa
production. Mais il serait théoriquement impossible, pourvu que le
robot soit correctement paramétré, de le distinguer de l'ouvrage
humain. Seul le défaut, la petite erreur, la “touche” ou la
patte particulière de l'artisan se signalerait, c'est à dire
précisément ce qui sort de la maîtrise technique en tant que
telle. L'art est alors du côté de la “licence poétique” - par
laquelle le poête s'affranchit de l'usage correct de la langue dès
lors que la transgression s'accorde avec le “jugement de l'oreille”
(Du Bellay, Défense et illustration de la langue française,
Chapitre VI), et non de la règle. On le dit bien à travers
l'expression “touche poétique” ou “touche artistique” :
irruption de la liberté et de la singularité au sein d'un cadre
défini. L'art est comme un trou dans la technique.
Se passer de maîtrise technique pour retrouver l'essence de la
création artistique
Dès lors que l'on peut penser séparément la teneur artistique
d'une production et son degré de maîtrise technique et si l'on
conçoit que l'art est du côté de l'immaîtrisé, du lacher prise,
alors pour retrouver l'esence de l'art, ne conviendrait-il pas
d'abord se libérer de toute maîtrise technique ?
Retrouver une forme d'inspiration
brute, affranchie de toute intention consciente, ce fut le projet des
poètes surréalistes. Pour y parvenir, plusieurs pistes se
présentèrent à eux, telles le recours aux psychotropes ou à
l'hypnose. La plus fameuse (et d'une certaine manière la plus
économique) fut celle de “l'écriture automatique”, que Breton
et Soupault définissent comme la “dictée de la pensée, en
l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute
préoccupation esthétique ou morale” (Premier manifeste du
surréalisme, 1924). Avec l'écriture automatique, l'art poétique
s'affranchit de toute idée de maîtrise : « Placez-vous dans l'état
le plus passif ou réceptif que vous pourrez... écrivez-vite sans
sujet préconçu, assez vite pour ne pas vous retenir et ne pas être
tenté de vous relire ». La visée est aussi bien esthétique que
politique. Contre le diktat des codes et des règles que tout bon
artiste se devait d'intégrer pour produire des oeuvres conformes aux
canons de l'époque - et pouvoir être reconnu par les critiques de
son temps - les poêtes surréalistes exaltent la liberté sans
limite de l'imagination créatrice : « Je crois, écrivait Breton, à
la résolution future de ces deux états, en apparence si
contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de
réalité absolue ».
Le projet surréaliste se heurte toutefois à deux objections. La
première tient à sa faisabilité même. Avec l'écriture
automatique la création poétique réussit-elle véritablement à se
passer de toute maîtrise ? On sait la fascination
qu'éprouvèrent les surréalistes – à commencer par Breton
lui-même – pour les travaux de Freud et la découverte de
l'inconscient. Celui-ci apparut comme une nouvelle terre
d'exploration pour la poésie. Pourtant si l'écriture automatique
ouvre une voie d'accès vers l'inconscient, elle n'est pas à
proprement parler une écriture de
l'inconscient. Comme écriture, elle implique un certain processus
d'élaboration de la matière
(de sélection des mots, d'agencement des idées). Sans quoi le long
poême des Champs Magnétiques (“Prisonniers des gouttes d'eau,
nous ne sommes que des animaux perptuels...”) nous resterait
parfaitement étanche. Or ce texte a du sens, de la profondeur et il
se prête d'ailleurs au commentaire. D'une manière générale, dès
lors que l'art met l'humain aux prises avec une certaine matière
(les couleurs du peintre, la pierre du sculpteur, les mots du
poête...), n'est-on pas en droit d'estimer que l'art ne peut par
essence se passer d'une intervention de la technique ? Qu'on place
une guitare entre les mains d'un novice, n'y a-t-il pas, dès le
moment où celui-ci s'essaie à lui faire produire des notes,
l'esquisse d'une technique qui se cherche ? Et c'est le seconde
objection : à supposer qu'elle soit concevable, qu'est-ce qui ferait
la valeur d'un oeuvre affranchie de toute maîtrise technique ? Une
écriture totalement affranchie du contrôle de la raison
pourrait-elle se prétendre autre chose que l'exposition des tensions
névrotiques singulières à l'auteur ? Si une telle exposition a
assurément un sens dans le contexte de la psychanalyse, a-t-elle un
sens pour l'art lui-même ?
Nous n'avons jusqu'ici envisagé l'art que du point de vue de
l'artiste créateur. Mais ce point de vue pèche par sa partialté.
L'art au sens plein est production d'une oeuvre, ce qui implique une
certaine forme de reconnaissance par un public. Comment comprendre
sinon que les artistes – au premier desquels les surréalistes
eux-mêmes - produisent tantôt de grandes oeuvres, qui s'imposent
dans le temps et recueillent un large assentiment, et d'autres qui ne
parlent à personne et tombent dans l'oubli ? N'est-ce pas alors la
maîtrise technique qui permet à un artiste de pousser plus loin les
potentialités de son art ? N'est-ce pas l'intervention de
l'intention volontaire qui lui permet d'orienter son inspiration et
de lui donner une forme qui produit du sens ?
II- En réalité l'oeuvre d'art digne de ce nom ne se passe pas de
maîtrise technique.
L'idée d'une oeuvre d'art qui se passerait de maîtrise technique
peut alors apparaître illusoire à deux titres : d'abord parce
qu'elle s'avère théoriquement difficile à concevoir, ensuite parce
que la valeur d'une telle oeuvre, à supposer même qu'elle soit
possible, apparaît largement hypothétique. Réhabiliter la part de
travail que comprend toute création véritablement artistique, c'est
ce à quoi s'attache Nietzsche dans Humain trop humain : “Les
artistes ont quelque intérêt à ce que l'on croie à leurs
intuitions subites, à leurs prétendues inspirations ; comme si
l'idée de l'oeuvre d'art, du poème, la pensée fondamentale d'une
philosophie tombaient du ciel tel un rayon de la grâce. En vérité,
l'imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse pas de produire,
du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement
aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine ; on voit ainsi
aujourd'hui, par les Carnets de Beethoven, qu'il a composé ses plus
magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire
d'esquisses multiples.” Pour Nietzsche, la forme d'intelligence que
fait intervenir l'artiste ne diffère fondamentalement pas de celle
du savant, du philosophe ou de tout “grand homme” en général.
Dans la production d'une oeuvre, l'imagination et le jugement
travaillent de pair. Le jugement ne vient pas contrarier ou brider
l'imagination, mais il en organise la production, il la hiérarchise,
s'assure qu'elle atteint sa visée propre. Le “grand style”
résulte d’un équilibre entre deux forces antagonistes, une force
vitale d’une part et une force réactive de l’autre. La tension
entre les deux, Nietzsche la résume en une formule lapidaire :
“danser dans les chaînes”. L’artiste n’est donc pas un être
sans maîtrise : c’est au contraire un être qui doit faire appel à
davantage de maîtrise que le commun - et le grand artiste est avant
tout celui qui a su se doter d’une solide “conscience
artisanale”.
L'artiste sait faire oublier la technique. Il se fait
prestidigitateur, il efface la trace de l'effort pour qu'on ne voit
que la grace. Mais ça ne veut pas dire que l'effort n'était pas là.
L'humoriste Guy Bedos le disait à sa manière : “Tout est écrit,
rien n'est improvisé. Et même quand je dis que tout est écrit, eh
bien c'est encore écrit.”
C- En revanche l'art se perd lui-même de vue lorsqu'il s'abandonne à
la technique.
La technique prend le pas sur l'art, l'artiste est nié, l'art
étouffe sous la technique. Nietzsche perd de vue ce que la réduction
de l'art à la technique peut avoir d'étouffant et de mortifère
pour l'art.
III-
Ce qui caractérise le génie, c'est une relation particulière à la
technique
A- L'art ne s'oppose à la technique que lorsqu'il devient maîtrisé
par elle. Toute la question est de savoir qui maîtrise qui. L'art
doit s'affranchir d'une maîtrise par la technique. Ce dont l'artiste
ne peut se passer, ce n'est pas tant de la technique que de la
maîtrise parfaite de cette technique – la technique est pour le
génie comme “seconde nature”
B- Le rapport du génie à la technique est un rapport d'intériorité.
Il en maîtrise les tenants et les aboutissants à un point tel qu'il
est capable de la révolutionner, de la récréer de toute pièce.
C'est en ce sens que Kant peut écrire que le génie “donne ses
règles à l'art”.
C- On ne peut donc pas opposer la technicité au naturel car le
naturel est à la fois au principe et à la fin de la technique. La
technique n'est que le moyen pour le naturel de s'incarner dans une
oeuvre. Plus que la part humaine, l'art est une relation particulière
que l'humain entretient avec la (sa) nature humaine, relation que
seule une maîtrise aboutie de la technique permet d'exprimer
parfaitement.
1 commentaire:
Il s'agit d'une excellente dissertation.
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