vendredi, novembre 28, 2014

Corrigé : Suffit-il d'avoir le choix pour être libre ?


Avertissement : le texte qui suit est un exemple de dissertation qu'il est possible d'écrire pour répondre à la question posée. Ce n'est pas un modèle à recopier, mais une illustration. Il respecte le cahier des charges de l'exercice : analyse du sujet, progressivité de la réflexion, mise en scène d'une culture philosophique assimilée en classe et approfondie à la maison, mobilisation d'exemples et d'illustrations issus de l'expérience en supports de l'argumentation. Mais il ne prétend pas être "la meilleure" - et encore moins la seule - dissertation possible sur le sujet. 




“Suffit-il d’avoir le choix pour être libre ?”




La notion de choix et celle de liberté apparaissent intimement liées. Nous en faisons l’expérience au moins par la négative : nous semblons ne jamais ressentir autant ce qu’est la liberté que lorsque nous sommes privés de choix. Ainsi l’enfant puni astreint à ne pouvoir quitter sa chambre. Le malade “cloué au lit”. Le dépensier qui ne peut plus s’offrir ce qu’il désire. La privation du choix réduit nos possibilités d’action et c’est pourquoi elle est vécue comme une restriction de notre liberté.

Que choix et liberté soient liés dans notre perception subjective, cela suffit-il pour pouvoir définir objectivement la liberté à partir de ce seul critère ? Il peut nous arriver d’être privé d’un seul choix mais qui revêt une telle importance qu’il semble suffisant pour ôter tout sens à l’existence. Ainsi l’élève recalé d’un concours qui considère qu’il est passé “à côté de sa vie”. Ou l’amoureux éconduit convaincu qu’il ne peut vivre sans sa belle. Privés d’un choix qu’ils considèrent primordial, l’un comme l’autre se sentent subjectivement prisonniers d’une existence qu’ils n’ont pas choisie, alors même qu’on peut considérer qu’objectivement leur liberté n’a pas été supprimée. Inversement il y a maints choix dont objectivement nous ne disposons pas et pourtant nous ne les ressentons pas comme des privations de liberté. “Moi j’aurais voulu être reine d’Angleterre” répondit un jour, sans fausse délicatesse, un homme politique à un adversaire qui se plaignait d’un arbitrage défavorable.

De quoi sommes-nous alors réellement privés lorsque nous sommes empéchés de choisir ? De notre liberté objective ou seulement du sentiment subjectif de pouvoir faire ce que nous voulons faire ? En confondant l’idée de liberté avec celle de choix qui nous est offert, n’avons-nous pas tendance à réduire la liberté à la satisfaction de nos envies ?

Est-ce bien alors la liberté que nous définissons lorsque nous en faisons le corollaire de notre possibilité de choisir ? Nous verrons que si une première définition de la liberté ne se laisse pas envisager sans l’existence d’un libre choix, la notion de liberté ne se résorbe pourtant pas entièrement dans celle de choix. Et qu’en fin de compte la dimension de choix peut apparaître secondaire dans la définition de la liberté réelle.



I- “Avoir le choix” ne suffit pas à me définir comme libre

La notion de choix recouvre deux sens distincts : c’est d’une part l’ensemble des options qui se présentent à nous (“il a le choix”) - le choix désigne alors une situation; d’autre part l’action même de choisir (“il a fait le bon choix”) - le choix désigne alors une action. Pour l’exprimer autrement, lorsque nous parlons du “choix de Sophie” nous pouvons désigner ou bien le choix qui s’offre à Sophie, ou bien le choix effectué par Sophie.

A- Le choix encadre l’exercice de notre liberté

Si nous essayons de répondre à partir de ce premier sens, on se retrouve assez rapidement en face d’un paradoxe. On présente couramment le fait d’avoir le choix comme une situation valorisante pour la liberté mais celui d’avoir à faire un choix comme une situation restrictive. Or ces deux expressions ne décrivent-elles pas, au final, exactement la même situation, perçue sous deux angles différents ? Ma liberté apparaît toujours strictement bornée par les choix qui me sont imposés. Un fameux héros de western affirmait que “le monde se divise en deux catégories : ceux qui tiennent le revolver et ceux qui creusent”. Comment penser qu’avoir le choix entre deux possibilités qui ne nous agréent pas, ce serait cela, vraiment, être libre ? De fait, dès lors que le choix “nous est donné”, dès lors que nous ne pouvons pas choisir les termes du choix, que reste-t-il réellement comme espace pour la liberté ? Si la femme d’Ulysse parvient à éloigner les prétendants et à rester libre, n’est-ce pas précisément parce qu’elle trouve un subterfuge qui lui permet de ne pas choisir, de se tenir en quelque sorte “en dehors” du choix ? Inversement si la pleine liberté se conçoit comme l’infinité du choix (autrement dit le pouvoir de “choisir les termes du choix”), alors il n’y aurait guère que Dieu qui puisse être dit “libre”. Pertinente pour caractériser la liberté divine, la notion de choix ne se révèle-t-elle pas insuffisante - voire inadaptée - pour définir la liberté des êtres finis ?

B- Le choix permet la mise en oeuvre de notre libre arbitre

Si l’on prend le choix dans le sens “capacité de choisir”, cette approche nous permet-elle davantage de définir une liberté proprement humaine ? Une première réponse nous est donnée par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque : selon lui tout acte libre peut se décrire comme la mise en pratique d'une séquence comportant trois étapes : la délibération, le choix, la mise en oeuvre. Nicolas Tenaillon analyse ainsi la place centrale occupée par le choix dans la définition de la liberté : ”c'est, écrit-il, d'une part, parce que la délibération seule n'aurait pas de fin si on ne décidait de trancher pour faire prévaloir telle option plutôt que telle autre, et, d'autre part, parce que si [la mise en oeuvre] n'était pas initiée par un choix, elle se confondrait avec une activité réflexe, donc irréfléchie, instinctuelle qui nous rabattrait au même niveau que l'animal.”

Cette approche recèle une difficulté fameuse fréquemment analysée par la scolastique. La plupart des choix qui se présentent à moi ne sont pas équivalents : l’un d’entre eux, à l’examen, finit par m’apparaître meilleur que les autres. Puis-je alors vraiment affirmer que je dispose d’un choix ? Si je fais, comme cela semble naturel, le meilleur choix, alors de quelle liberté mon choix témoigne-t-il ? Je n’ai fait que choisir l’option la plus rationnelle, celle qui s’impose à moi davantage que je ne l’ai choisie - comme on dit d’un homme qui a accompli son devoir qu’il a “fait le choix qui s’impose”.

Pour mettre en oeuvre notre libre arbitre, il ne suffirait donc pas d’avoir le choix, il faudrait encore que le choix ne s’impose pas à moi comme évident. C’est ici ce que la scolastique a nommé liberté d’indifférence : je ne pourrais pleinement exercer mon libre arbitre que lorsque je produis un choix entre deux options parfaitement équivalente. Notre capacité à trancher, à choisir l’une plutôt que l’autre, fait de nous des hommes - elle nous distingue notamment de l’âne de Buridan, qui, écartelé entre le seau d’avoine et le seau d’eau qui lui sont offerts, finit par se laisser mourir à la fois de faim et de soif. Comme si le choix-action nous libérait... de la délibération.

C- La liberté humaine ne se réduit pas au libre arbitre

On parviendrait ainsi à définir la liberté par l’existence d’un “pur choix”, indépendant de toute raison particulière qui nous pousserait vers l’une ou l’autre option. Mais n’y a-t-il pas là un autre paradoxe à faire ainsi reposer la liberté non sur un pouvoir mais sur un manque ? C’était l’avis de Descartes qui, dans sa Lettre au père Mesland considérait la liberté d’indifférence comme le plus bas degré de liberté : elle ne fait que témoigner d’un défaut de l’entendement qui ne possède pas suffisamment d’informations pour se déterminer. Et d’en conclure que la véritable liberté serait, à l’inverse, la capacité de pouvoir faire le meilleur choix en toute connaissance de cause. Si la critique cartésienne apparaît forte, la solution proposée aboutit à supprimer de facto le choix lui-même, et peut-être également la liberté : si être vraiment libre c’est parvenir à faire toujours le meilleur choix, alors cela signifie que nos actions sont prévisibles et notre marge de manoeuvre réelle apparaît des plus réduites. Certes, nous étions libres de faire autrement : mais que vaut le constat si in fine cela revient à choisir toujours dans le même sens ? Le concept de liberté qui en découle apparaît quelque peu théorique : il ne vaut que si on ne s’en sert pas.


Conclusion de la 1ère partie

Il semble alors difficile de faire du choix la condition suffisante de la liberté. La cause de cette difficulté semble pouvoir être trouvée dans la formulation même de la question, qui met en balance être (libre) et avoir (le choix). Or les deux plans sont différents. Pour rétablir l’équilibre, on pourrait avancer que possédant un choix, je dispose d’une liberté, au sens d’une certaine marge d’action (“vous avez toute liberté…”, dit-on, pour dire qu’on a le choix entre toutes les options qui se présentent à nous). A ce moment là, “avoir la liberté” n’est autre qu’un synonyme d’avoir un choix. Doit-on se résoudre alors à renoncer définitivement à définir le fait d’”être libre” à partir de l’idée de choix ?
II- Peut-on se passer de l’idée du choix pour définir la liberté ?

A- Oui : ce n’est pas parce que nous avons le choix que nous sommes libres (Schopenauer).

Schopenauer dans son Essai sur le libre arbitre prend l’exemple de l’homme qui rentre le soir de son travail : « Il est à présent six heures du soir, ma journée de travail est finie. Je peux maintenant faire une promenade ; ou bien je peux aller au club ; je peux aussi monter sur la tour pour voir le coucher du soleil ; je peux aussi aller au théâtre ; je peux faire une visite à tel ami ou tel autre ; je peux même m’échapper par la porte de la ville, m’élancer au milieu du vaste univers, et ne jamais revenir... Tout cela ne dépend que de moi, j’ai la pleine liberté d’agir à ma guise ; et cependant je n’en ferai rien, mais je vais rentrer non moins volontairement au logis, auprès de ma femme ». Nous passons notre vie à avoir un nombre incalculable de choix sans jamais en actualiser aucun.

Selon le philosophe la question n’est pas tant celle du choix rationnel qui s’offre à nous mais de notre propre capacité à vouloir. Or celle-ci ne laisse nulle place à l’idée de libre arbitre, à ranger au rayon des illusions. « Chaque action d’un homme est le produit nécessaire de son caractère et du motif entré en jeu. Ces deux facteurs étant donnés, l’action résulte inévitablement, écrit-il. (...) L’homme est un être déterminé une fois pour toutes par son essence, possédant comme tous les autres êtres de la nature des qualités individuelles fixes, persistantes, qui déterminent nécessairement ses diverses réactions en présence des excitations extérieures »

S’il est possible de souscrire à l’approche shopenauerienne en tant que constat sociologique et psychologique, il apparaît difficile de la défendre sur le plan philosophique. Sur ce dernier plan, on pourrait objecter que dire “je ne suis pas libre” apparaît comme une contradiction dans les termes : dès lors que je peux dire “je ne suis pas libre” je reconnais implicitement que je suis libre de me rendre libre. Autrement dit et pour paraphraser Pascal, il semble que nous ayons une idée de la liberté irréductible à toutes les sciences humaines. Or l’irréductibilité de la liberté humaine, nous pouvons la penser en dehors de tout choix effectif.

B- Oui : Même privés de tout choix, nous demeurons irréductiblement libres (Epictète et les stoïciens).

  • La conscience du destin nous rend libre
  • Liberté intérieure, liberté extérieure
  • La liberté des stoïciens, une “liberté d’esclave” ? La liberté ne peut demeurer strictement intérieure. Elle doit trouver à s’actualiser.
III- Le choix est l’une occasion de saisir l’étendue de sa liberté

Le choix apparaît alors comme le moment ou l’occasion pour la liberté de se manifester à nous - assez bruyamment d’ailleurs, si l’on en croit l’intensité des cas de conscience qui surviennent en ces occasions. De la même manière que, selon l’analyse qu’en fait Bergson dans Les deux sources de la Morale et de la religion, une seule obligation singulière porte en elle le “tout de l’obligation”, c’est à dire l’ensemble du poids de nos obligations sociales (de notre appartenance à une société donnée), un simple choix qui “se présente” à nous nous fait saisir brutalement toute l’étendue de notre liberté - et de manière corollaire celle de notre responsabilité.

On entrevoit dès lors la possibilité de définir une nouvelle place - plus modeste - à la notion du choix au sein d’une conception élargie de la liberté. Dans cette approche, le choix est moins la clé de voûte que l’occasion. La clé de voûte, si l’on suit les analyses sartriennes de L’existentialisme est un humanisme, ce n’est pas tant la capacité à trancher entre deux options que le sens de ce choix, à savoir le sens que nous choisirons de construire par l’intermédiaire de ce choix. Par lui-même le choix ne suffit pas à faire sens. Ce qui donne un sens aux choix qu’on accomplit, c’est le projet de vie global dans lequel ils s’inscrivent.

“Quel type d’homme est-ce que je construis lorsque j’opte pour ce choix-ci au détriment de l’autre ?” Ainsi peut prendre corps une définition de la liberté plus satisfaisante car s’appuyant sur l’ensemble des dimensions de l’existence. Elle envisage délibération, choix et action non pas de façon isolée mais prises chacune dans le fil conducteur d’une histoire à laquelle on cherche à donner du sens. Or être soi-même producteur du sens qu’on donnera à sa vie quelles que soient les circonstances et les péripéties rencontrées, voila sans doute la seule définition possible qu’on puisse donner à l’homme libre - et c’est au sein de cette définition que le choix peut être ramené à sa juste place.

Conclusion

La définition de la liberté se retrouve trop à l’étroit lorsqu’elle prend appui sur la seule existence d’un choix. Ce n’est pas parce que nous avons le choix que nous sommes libres : c’est parce que nous sommes libres - parce que nous avons d’abord conscience de notre liberté - que nous pouvons nous ménager des choix.

Être libre, c’est alors ne faire qu’un avec nos choix, et si l’on s’autorise à tordre quelque peu les mots, ce n’est pas tant avoir le choix que littéralement être le choix qu’on fait. La liberté requiert pour pouvoir prendre forme et se déployer que le choix s’effectue sur fond d’un projet global d’existence. Nous demeurons toujours libres parce que, quel que soit la configuration du choix, l’option que nous choisissons s’inscrit dans le projet singulier que nous avons construit en autonomie. Les choix fondamentaux que nous déterminons permettent de décider dans les choix contingents qui nous sont imposés par l’existence. C’est à cette condition que nous pouvons être considérés comme les véritables auteurs de nos choix.

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