mardi, février 10, 2015

Textes de Kelsen : la critique de la notion de droit naturel

1- La distinction entre être / devoir être

«  Si l'on entend par « nature » la réalité empirique des faits en général ou la nature particulière telle qu'elle est donnée dans le comportement concret - intérieur ou extérieur - des hommes, alors une théorie qui prétend pouvoir déduire de la nature des normes repose sur une erreur logique fondamentale. Car cette nature est un ensemble de faits qui sont reliés entre eux selon le principe de causalité, c'est-à-dire comme cause et effet, elle est un être (Sein) ; et d'un être on ne peut déduire un devoir (Sollen), d'un fait une norme ; aucun devoir ne saurait être immanent à l'être, aucune norme à un fait, aucune valeur à la réalité empirique. C'est seulement en appliquant de l'extérieur un devoir (Sollen) à l'être (Sein), des normes à des faits, qu'on peut les juger conformes à la norme, c'est-à-dire bons, justes, ou contraires à la norme, c'est-à-dire mauvais, injustes ; c'est seulement ainsi qu'on peut évaluer la réalité, c'est-à-dire la qualifier de pleine ou de dénuée de valeur. S'imaginer découvrir ou reconnaître des normes dans les faits, des valeurs dans la réalité, c'est être victime d'une illusion. Car il faut alors, même de façon inconsciente, projeter dans la réalité des faits, pour pouvoir les en déduire, les normes qu'on présuppose et qui constituent des valeurs. La réalité et la valeur appartiennent à deux domaines distincts ». 

Kelsen. Article : Justice et Droit Naturel dans  Annales de Philosophie Politique. 1959.

2- La distinction entre Droit et Morale

«  Celui qui tient un ordre juridique ou l'une de ses normes pour juste ou injuste, se fonde souvent non sur une norme d'une morale positive, soit sur une norme qui a été « posée », mais sur une norme simplement « supposée » par lui. Il considérera, par exemple, qu'un ordre juridique communiste est injuste, parce qu'il ne garantit pas la liberté individuelle. Il suppose donc qu'il existe une norme disant que l'homme doit être libre. Or une telle norme n'a été établie ni par la coutume, ni par le commandement d'un prophète. Elle est seulement supposée constituer une valeur suprême, immédiatement évidente. On peut être d'un avis opposé et considérer qu'un ordre juridique communiste est juste, parce qu'il garantit la sécurité sociale. On suppose alors que la valeur suprême et immédiatement évidente est une norme disant que l'homme doit vivre en sécurité.

    Les hommes divergent d'opinion quant aux valeurs à considérer comme évidentes et il n'est pas possible de réaliser toutes ces valeurs dans le même ordre social. Il faut ainsi choisir entre la liberté individuelle et la sécurité sociale, avec cette conséquence que les partisans de la liberté jugeront injuste un ordre juridique fondé sur la sécurité et vice versa ».  

Théorie pure du droit, Traduction Henri Thévenaz, Editions de la Baconnière, p.52.

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